Extrait du "Le théâtre et son double" d'Antonin Artaud
Excerpt from Antonin Artaud's "Le théâtre et son double"

traduction anglaise
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English translation

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[...]
    Il y a là tout un amas de gestes rituels dont nous n'avons pas la clef, et qui semblent obéir à des déterminations musicales extrêmement précises, avec quelque chose de plus qui n'appartient pas en général à la musique et qui paraît destiné à envelopper la pensée, à la pourchasser, à la conduire dans un réseau inextricable et certain. Tout en effet dans ce théâtre est calculé avec une adorable et mathématique minutie. Rien n'y est laissé au hasard ou à l'initiative personnelle. C'est une sorte de danse supérieure, où les danseurs seraient avant tout acteurs.
   On les voit à tout bout de champ opérer une sorte de rétablissement à pas comptés. Alors qu'on les croit perdus au milieu d'un labyrinthe inextricable de mesures, qu'on les sent près de verser dans la confusion, ils ont une manière à eux de rétablir l'équilibre, un arc-boutement spécial du corps, des jambes torses, qui donne assez l'impression d'un chiffon trop imprégné et que l'on va tordre en mesure ; - et sur trois pas finaux, qui les amènent toujours inéluctablement vers le milieu de la scène, voici que le rythme suspendu s'achève, que la mesure s'éclaircit.
   Tout chez eux est ainsi réglé, impersonnel; pas un jeu de muscle, pas un roulement d'oeil qui ne semble appartenir à une sorte de mathématique réfléchie qui mène tout et par laquelle tout passe. Et l'étrange est que dans cette dépersonnalisation systématique, dans ces jeux de physionomie purement musculaires, appliqués sur les visages comme des masques, tout porte, tout rend l'effet maximum.

   Une espèce de terreur nous prend à considérer ces êtres mécanisés, à qui ni leurs joies ni leurs douleurs ne semblent appartenir en propre, mais obéir à des rites éprouvés et comme dictés par des intelligences supérieures. C'est bien en fin de compte cette impression de Vie Supérieure et dictée, qui est ce qui nous frappe le plus dans ce spectacle pareil à un rite qu'on profanerait. D'un rite sacré il a la solennité; - l'hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, - et dans son costume l'artiste engoncé semble n'être plus à lui-même que sa propre effigie. Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, - une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l'on semble broyer les métaux les plus

précieux, où se déchaînent comme à l'état naturel des sources d'eau, des marches agrandies de kyrielles d'insectes à travers les plantes, où l'on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc., etc.
   D'ailleurs tous ces bruits sont liés à des mouvements, ils sont comme l'achèvement naturel de gestes qui ont la même qualité qu'eux ; et cela avec un tel sens de l'analogie musicale, que l'esprit finalement se trouve contraint de confondre, qu'il attribue à la gesticulation articulée des artistes les propriétés sonores de l'orchestre, - et inversement.
   Une impression d'inhumanité, de divin, de révélation miraculeuse se dégage encore de l'exquise beauté des coiffures des femmes : de cette série de cercles lumineux étagés, faits de combinaisons de plumes ou de perles multicolores et d'un coloris si beau que leur réunion a l'air justement révélée, et dont les arêtes tremblent rythmiquement, répondent avec esprit, semble-t-il, aux tremblements du corps. - Il y a aussi les autres coiffures à l'aspect sacerdotal, en formes de tiares, et surmontées d'aigrettes de fleurs raides, dont les couleurs s'opposent deux par deux et se marient étrangement.
   Cet ensemble lancinant plein de fusées, de fuites, de canaux, de détours dans tous les sens de la perception externe et interne, compose du théâtre une idée souveraine, et telle qu'elle nous paraît conservée à travers les siècles pour nous apprendre ce que le théâtre n'aurait jamais dû cesser d'être. Et cette impression se double du fait que ce spectacle - populaire là-bas, paraît-il, et profane - est comme le pain élémentaire des sensations artistiques de ces gens-là.
   La prodigieuse mathématique de ce spectacle mise à part, ce qui semble fait pour nous surprendre et pour nous étonner le plus, est ce côté révélateur de la matière qui semble tout à coup s'éparpiller en signes pour nous apprendre l'identité métaphysique du concret et de l'abstrait et nous l'apprendre en des gestes faits pour durer. Car le côté réaliste nous le retrouvons chez nous, mais porté ici à la nième puissance, et définitivement stylisé.
[...]

extrait de "Sur le théâtre balinais" dans "Le théâtre et son double" éditions Gallimard 1964

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"A L'EXPOSITION COLONIALE, Danses de Bali"      par Florent Fels
"AT THE EXPOSITION COLONIALE, Dances of Bali"    by Florent Fels
t1931art.jpg (47772 octets)

   DANS cet immense concours d'attractions réunies actuellement à Vincennes, il semble que, voulant plaire et distraire le plus grand nombre, on n'ait guère songé à la qualité des spectacles offerts. Les danses créoles sont présentées par les coryphies des bals « nègres » de la rue Blomet et de Montparnasse, les danseuses khmères sont si parcimonieusement révélées au public que c'est relativement comme si elles n'étaient point, les danseurs africains sont éparpillés, submergés par la foule, invisibles. Sauf celle que diffusent des milliers de postes de T.S.F., de pick-up, pas de musique: On n'entend dans le soir monter que la voix chevrotante et monotone des chanteurs arabes, les fantaisies primaires des orchestres militaires ou municipaux.
   Il est cependant un spectacle de la plus haute valeur esthétique, et d'une inoubliable beauté.
   Près du palais des Indes Néerlandaises, de cette merveille qui contenait les plus somptueux joyaux d'art de l'exposition, où les vitrines s'étoilaient de l'éclat des ors, des pierres précieuses enchâssés dans les bijoux les plus rares et les plus délicats que des mains subtiles et fines d'asiatiques aient ciselés et portés, prés de cet atroce monceau de cendre, subsiste encore, simple, net, parfait, comme tout ce que l'on construit en Hollande, le théâtre de Bali. C'est là que, chaque soir, danseuses et danseurs de Bali, s'animent au son du Gamelan. A l'opposé des autres îles de la Malaisie, Bali n'est qu'une possession nominale pour les Hollandais qui ont laissé aux radjahs, aux indigènes, la plus entière liberté d'action, de coutumes et de rites. Séparée de Java par le détroit qui porte son nom, Bali est traversée par une chaîne de montagne du Nord-Ouest au Sud-Est. C'est là que demeurent les dieux, cependant que les esprits affectionnent plus particulièrement les forêts nombreuses, certaines impénétrables, qui couvrent le sol de cette île abondamment habitée. Le brahmanisme y règne, mais c'est le culte de Siva qui est le plus fréquemment célébré. Un même esprit, une âme universelle anime les hommes, les animaux, les plantes. Aussi est-on fort près de Dieu lorsqu'on exalte les caractères et les réminiscences que suggèrent les incarnations et les métamorphoses des enveloppes de ces âmes multiples et unique, puisque

pareille au souffle d'un vent frais qui naît, s'élève et s'évanouit dans l'espace, cette âme est destinée à rentrer dans le sein de la divinité. L'âme s'extériorise dans le rythme divin. L'homme s'offre à la divinité par le truchement de la beauté créé par son corps en mouvement. En langue balinaise, pas de mot pour désigner l'art et les artistes. L'art est un sentiment profond, indéfinissable et indéfini, et non pas un fait. D'autant que l'art se manifeste aussi bien dans l'art de peintre et orner sa maison pour un homme, de se parer et d'être belle pour une femme, de se tenir décemment, de marcher avec noblesse et distinction. Tout concourt à l'aristocratie de la pensée et du mouvement. Amis des animaux qui sont, paraît-il, à Bali d'une familiarité édénique, on oppose aux forces terribles de la forêt, de la redoutable nuit, aux démons, la persuasion, la douceur; on conquiert par la douceur. L'homme ne doit rien désirer trop passionnément, sans quoi son âme suit sa pensée et lui-même demeure sans âme. Les dieux n'accueillent les voeux des humains que par l'offrande de la beauté. La danse est un rite, danse poème, mouvement créé par l'esprit possédé ou conquis. Les doigts bougent insensiblement, les poignets. puis les avant-bras se déroulent en lianes, les moins deviennent fleurs, le torse, le corps ondulent, les pieds posés légèrement de côté dans une contrainte qui en déploie les séductions sont gagnés de cette houle, tout le corps décrit une guirlande baroque. La tête est portée comme un joyau insensible, les yeux dessinés, allongés, impassibles, ouverts sur l'infini. Le Gamelan, orchestre de gongs, de cistres, de flûtes, semble plus évoquer des génies épars que commander à la danse. Les hommes saints, les vulgaires, les bouffons, sont tentés par les nymphes. Les héros combattent les dragons tout éclaboussés d'or. Car sur tout ceci s'étend une patine dorée, rutilante. Les séductions des nymphes ne sont que de transparentes allusions. Pas de mimique sensuelle, un jeu des regards, les doigts s'agitant lentement comme des feuilles de sensitives. Tout est mesure : « L'honnête homme ne doit point passer dans le sillage d'une jeune fille pour en respirer le parfum ». Même à l'Exposition Coloniale, en ce théâtre de Bali, il semble que l'on soit aux extrêmes de la sensibilité asiatique, aux confins d'une beauté primitive et savante.

VU n° 173 du 8 juillet 1931 p.995

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